Imprimer

 

Marquis de Sade : le groupe qui "monte" du rock français. Sur le plan de la popularité, ils n'ont pas encore rejoint les Téléphone, Trust, Starshooter, Little Bob Story ou Bijou, mais leur dernier album, " Rue de Siam ", qui sort ce mois-ci, va marquer considérablement cette année 1981 en matière de réalisations françaises. Par rapport à "Dantzig Twist", leur premier disque où l'on ressentait encore les influences de Télévision, " Rue de Siam " est l'aboutissement d'une évolution du groupe, qui travaille toujours dans la même direction tout en épurant son style pour aller vers une musique plus accessible. Le contenu va de morceaux qui évoquent encore " Dantzig Twist " à des rocks speedés (une innovation chez Marquis de Sade) ou à des ballades charmantes et envoûtantes, en passant par deux chansons en Français (le reste est en anglais) et par le très subtil " Rue de Siam ", avec sa fabuleuse attaque de cuivres, très jazzy.
La réalisation de cet album est quelque chose de fantastique, tant au niveau des arrangements (sophistiqués) que de ce que l'on peut ressentir à son écoute. L'utilisation de deux saxophones, d'une trompette et d'un clavier donne à la musique une ampleur qui rappelle la conception des albums de Roxy Music. Une grande simplicité instrumentale mais... le feeling !
A quoi bon épiloguer : il n'y a qu'une manière d'apprécier, c'est d'écouter. Il est interdit de ne pas posséder ce disque, il sera l'un des grands de l'année !
Pour mieux connaître Marquis de Sade, nous avons rencontré Frank Darcel, le guitariste du groupe. Rennais, issu d'une famille aisée, il s'est d'abord intéressé au blues et à des guitaristes comme Eric Clapton et Jeff Beck, mais son évolution musicale décisive se produit pendant l'épique époque punk de 1977, dont il tire ses influences par le biais du groupe Télévision. Avant Marquis de Sade, Frank a suivi l'itinéraire habituel : boeufs avec les copains, concerts dans les M.J.C, qui lui ont permis de rencontrer les autres futurs membres de Marquis de Sade.
Après de fréquents changements de personnel, le groupe a atteint une certaine stabilité : les musiciens qui restent sont les plus à même d'entretenir la politique " sadienne ".


Le Guitariste: Quelle place donnes-tu à la guitare dans le monde du Rock ?
Frank Darcel : La guitare c'est l'instrument central du rock mais c'est surtout l'instrument qui marque son évolution. C'est-à-dire que chaque étape musicale a amené la guitare à des évolutions. Tu prends des gens comme Télévision, Robert Fripp et Adrian Belew, l'ancien guitariste de David Bowie qui joue sur le dernier Talking Heads : ils ont apporté des trucs tellement nouveaux que la guitare est devenue très difficile à utiliser dans la mesure où c'est une hérésie de jouer comme avant 1977. Exemples Eric Clapton et Jeff Beck : on ne peut décemment pas continuer à se servir de la guitare ainsi. Les groupes qui jouent des morceaux bâtis comme le blues et qui utilisent les effets Nashville, ça me dépasse. C'est un refus de progresser et c'est fantastique, Il y a aussi les synthétiseurs, qui ont pris une place prépondérante mais l'évolution demeure la même, il ne faut pas en rester à Klaus Schulze, ce serait désastreux.

- Tu ne conçois pas que l'on puisse vivre le Rock comme il y a dix ans ?
- Non et le groupe non plus. Avec mes vingt-deux ans, je me branche sur des musiques nouvelles : les gens de trente ans devraient faire pareil. De plus, le rock pour le rock : " Ouais, on est sur la route, on fait des concerts ", on n'en a rien à faire !! Chez nous, il y a toujours une remise en question, sinon on laisse tomber quitte à reprendre les études. Seulement, la musique offre quelque chose de beau tout en astreignant à un effort pour essayer d'être intéressant. Il y a tellement de groupes, que faire comme les autres serait invraisemblable.
Par exemple, je n'utilise pas l'effet Nashville qui consiste a tirer sur les cordes, cela m'arrive de le faire quand je joue du blues pour m'amuser mais pour MdS- ça ne passe pas du tout. Sinon je ne me sers d'aucun accord complet. Pas de jeu sur six cordes mais pratiquement tout sur deux. Mon jeu se précise de plus en plus depuis le deuxième album, il sera plus aisé de le caractériser à son écoute. Je peux ajouter que mon rôle comprend une grande partie rythmique.
Je fais abstraction des fioritures et réflexes conditionnés c'est-à-dire de tous les acquis que je peux posséder dans les doigts. Tout ce qui est placé sans réfléchir. J'aime bien les choses simples et strictes, car on peut en tirer le maximum.

- Quand vous étiez deux guitaristes, comment vous répartissiez-vous les rôles ?
- On jouait sur le même principe que Télévision. Pas de solo ni de rythmique précise. Le style de chacun évoluait entre celle-ci et les chorus. Ce qui formait un mélange plus intéressant et plus riche.

- Voudrais-tu jouer d'un autre instrument que la guitare ?
- Oui, du piano. Ça fait longtemps que j'en ai envie. Pour l'album, j'ai loué un synthétiseur monophonique et j'ai joué des parties sur la maquette. Miko Nissim, qui fait toutes les parties claviers du disque, en a repris quelques-unes associant ainsi ses idées aux miennes.

- Revenons à MdS, est-ce que vous avez un message à faire passer ?
- Pas spécialement, non. Politiquement nous n'avons pas de place particulière, ça ne présente pas d'intérêt.

- Mais votre image pourrait laisser penser à un idéal politique ?
- Il ne faut pas s'y fier entièrement, les gens devraient essayer de comprendre. D'un côté, on essaye d'en donner une parce que l'on estime qu'un concert doit être un spectacle. Par contre, dans les interviews, et à un niveau artistique, il faut introduire d'autres éléments. Les gens ont malheureusement tendance à porter des accusations de fascisme. Il ne faut pas aller trop vite. S'ils connaissaient les membres du groupe, ils s'apercevraient que nous dénigrons le fascisme sous toutes ses formes.

- Quel genre de public avez-vous ?
- C'est très varié. Les fidèles sont des anciens punks ou une gente intellectuelle branchée sur les poètes maudits, mais ce n'est qu'une petite partie de notre public. Sinon, ce sont pour la plupart des gens charmants.

- Y a-t-il des babas cools ?
- Les babas représentent 50% de notre public. Ce ne sont pas franchement des gens que j'aime dans la mesure où je ne partage pas leurs idées et que je ne m'habille pas à leur façon, Quant à vivre comme eux, en communauté par exemple, je crois que je craquerais.

- Est-ce que vos concerts se passent toujours bien ?
- On a eu des déconvenues avec le public, en particulier à Givors à une fête du Parti Communiste. Givors, c'est le pays du hard rock et ce fut le concert le plus bizarre de notre vie. Les gens se foutaient pas mal de ce qui se passait sur scène, il y avait des bagarres partout. Sinon, pour l'ensemble de nos 70 concerts, il y a eu dix plantages d'organisateurs, ceux-ci étant déficitaires au niveau des entrées. Il y a eu aussi dans un tiers des cas des concerts froids, les réactions du public étant assez moyennes. Sinon, dans l'ensemble, ça a bien marché. Je dois ajouter que généralement les gens n'applaudissent pas avant la moitié du spectacle.

- A quoi sont dues ces réactions du public ?
- Je pense qu'elles tiennent à notre démarche : le débit des morceaux va à l'inverse des autres groupes. On démarre par des morceaux lents, des plus bizarres et on construit le show doucement sans se prostituer, on ne parle jamais au public, du style: " Bonsoir, ça va bien dans votre ville ? ". Je trouve que ça pue vraiment, on n'est pas à la foire, on a un spectacle à montrer, on n'a pas à jouer les démagos, c'est digne d'une politique de bas niveau. Remarque paradoxale, beaucoup de gens qui font du rock disent qu'ils ne s'intéressent pas à la politique et considèrent que c'est du guignol, Mais quand tu vois des groupes comme Police, je pense qu'ils devraient s'y intéresser plutôt que de se conduire comme ça.

- Explique-toi ?
- Regarde Sting, le chanteur-bassiste qui fait sur scène ne serait-ce qu'un geste et se fait tout de suite imiter par
toute la salle, ça m'échappe totalement.

- Que penses-tu des gens comme Trust alors ?
- Je n'ai pas à donner mon avis sur les autres groupes. Pour ce qui est du public, par contre, si tu trouves plus intelligent de se conduire comme il le fait au concert de Trust plutôt que de voter, c'est consternant. Ces gens ne sont pas complètement responsables.

- Ce sont aussi des idoles ?
- Ça me choque !!

- Tu ne veux pas être idolâtré ?
- Certainement pas de cette façon là et MdS non plus. Il nous suffit de voir le public danser et bouger pour être très contents, mais on ne veut pas lui donner cette possibilité-là uniquement car les jeunes qui vont voir les concerts de rock en France n'ont que ça et c'est dommage de voir un groupe de rock bâtir son show sur le bourrage de Watts, situation qui marche toujours. Je trouve ça regrettable. Le rock de ce côté est ennuyeux. C'est une des raisons qui m'ont fait fréquenter d'autres milieux musicaux, je veux parler du jazz que l'on considère à tort comme sérieux et réactionnaire.

- Ou intellectuel ?
- C'est assez péjoratif de dire intellectuel. Le jazz est agréable car les gens viennent pour écouter et même si on les considère comme snobs ou qu'ils viennent écouter parce qu'on leur a dit que c'est bien, ce sont des personnes responsables, elles.

- Tu fréquentes les caveaux de jazz ?
- Oui, mon cousin Eric Le Lann, le trompettiste qui renforce la section de cuivres pour le second album et les deux saxophonistes, duettistes à temps perdu m'y ont amené. Ces fréquentations de nouveaux milieux m'ont beaucoup apporté.

- C'est Steve Nye qui signe la production...
- Absolument ! je voulais un producteur anglais car j'estime qu'ils sont les seuls capables de bien produire...

- de la New-Wave ?
- Non, pas un producteur de New-Wave, façon album de Joy Division car avec ce genre de production. MdS n'aurait pas évolué et serait retourné à un style trop obscur et peu intéressant. Bien que l'on puisse nous ranger dans la catégorie New-Wave, le groupe utilise des structures rythmiques qui méritent une production plus classique. Steve Nye nous semblait tout désigné grâce à son travail avec Roxy Music en tant qu'ingénieur du son. Il a produit aussi les disques solos de Brian Ferry sur lesquels jouait le saxophoniste Mel Collins.
Le travail de Steve est tellement clair et proche de nos désirs que nous lui avons demandé sa collaboration. De plus les sons qu'il obtient aux manettes sont propres, il sait donner une bonne pêche basse-batterie, et surtout il a une grande dextérité pour travailler le son des saxophones, ce qui est extrêmement important.

- As-tu des projets musicaux autres qu'au sein de MdS ?
- Nous avons fait (le batteur, le bassiste, un des saxophonistes et moi), un 45 tours pour un type de Rennes qui chante. Sinon, j'envisage peut-être, une carrière solo mais pas avant le troisième disque de MdS. Ça me plairait de collaborer avec certains musiciens pour qui j'ai beaucoup d'estime et avec qui j'ai envie de jouer depuis longtemps.

- Et des projets extra-musicaux ?
- A part voyager pour trouver des idées et voir des gens, non. J'ai réussi à partir aux Etats-Unis au mois de novembre et ce fut vraiment un voyage fantastique. J'étais tellement saturé par les 70 concerts et l'enregistrement du disque que décrocher un peu de tout ça m'a un bien énorme. Je compte sur la tournée européenne pour concrétiser mes désirs.

- Vous allez faire un tournée européenne ?
- Oui, on fait d'abord, début mars, huit dates en France et on part jouer en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Belgique et, j'espère, en Grande-Bretagne. Trois mois sans interruption.

- Et Paris ?
- On y passera mais la salle demeure secrète.

- Alors vous quittez l'hexagone ?
- Y'a intérêt ! J'ai confiance en cet album et je le trouve compétitif avec les anglais. On veut être compétitifs pour émanciper le rock français, à bas la franchouillardise. Il faut que le groupe tourne comme les anglais qui sont des super professionnels autant au niveau musical qu'au niveau technique. Pour cela, on s'entoure d'une bonne équipe et d'une super sono.

- La formation du groupe subira-t-elle des modifications ?
- On demeure à sept sur scène mais à la place du deuxième guitariste, il y a un clavier.

- Que devient la disposition du groupe sur scène ?
- Ce sera très symétrique. Claviers au centre, au fond sur une estrade, batterie devant et un peu en dessous, basse à gauche, guitare à droite et aux extrémités les saxophones. Philippe pourra se mouvoir sur tout le devant de la scène. Cette disposition permet des facilités d'écoute des retours sono.

- Est-ce que tu estimes gagner assez d'argent pour vivre décemment ?
- Entre la sortie de notre premier album en octobre 79 et août 80, il n'y a pas eu de problèmes, j'ai vécu de MdS. Depuis août, je ne gagne plus d'argent et nous n'avons pas d'avance sur recettes du prochain disque. Ça ne m'inquiète pas car je sais que maintenant, ça va repartir et je ne serai pas à plaindre.

- Combien gagnes-tu à peu près ?
- Pendant un an environ le SMIC avec en plus, pendant la tournée, la nourriture et le logement. Additionné à ça, l'argent de la SACEM que je touche en tant que compositeur de 80% des morceaux et que je perçois tous les trois mois qui compense les cinq mois sans tournée.

- Quels sont les rapports avec votre manager ?
- On est très durs avec lui mais il l'accepte bien. De plus, nous nous entendons parfaitement. Et il faut quand même lui donner un coup de chapeau : son boulot est vraiment efficace.


Son matériel

Guitares : Les Paul de luxe ; Gibson Telecaster ; Fender ; Flying V 12 cordes électriques.

"J'utilise toujours la Gibson sur scène et en studio. Au Studio Ramsès, il y avait un choix de guitares impressionnant, je les ai toutes essayées et j'ai sélectionné la Télécaster et la Flying V pour une correspondance de son sur certains morceaux. Sinon je cherche une Ibanez comme deuxième guitare de scène, mais pas n'importe laquelle. Il existe dans la série M.C., précisément M.C.2, une guitare dont j'ai très envie, malheureusement, elles sont en arrêt d'importation et il est difficile de se la procurer. Sa simplicité d'utilisation me satisferait tout à fait".

Amplis : Roland ; Ynsley (3 amplis couplés).

"Au début, j'avais trois Ynsley, mais ce sont des amplis fragiles qui de plus saturent très vite. Ne tolérant aucune saturation, étant adepte d'un son clair, j'ai choisi le Roland, acheté en cours de tournée. De plus, il est doté d'un son clair que je vénère".

Pédales :
"Aucune pédale d'effet, je branche directement ma guitare à l'ampli, sinon en studio, j'utilise Flanger, Compression et les effets habituels : écho et réverbération".

Jeux de cordes, Médiator : Tirant : 009 à 042 d'Addario

"Je suis content de ces cordes qui sont les mieux adaptées à mon jeu. Je me sers d'un médiator médium sinon je joue 10 % des morceaux aux doigts, ce qui me permet de placer des trucs en octave, mais il demeure un problème sur scène : je ne peux mettre mon médiator que dans la bouche ".

Stéphane Gotkovski

Copyright : Le guitariste magazine, 1981