Rock Sound, n°11, février 1994


A la recherche du ton perdu

Marquis de Sade puis Marc Seberg ; la connexion semble constante. Il était une fois des jeunes gens "arrogants mais désespérés" pour qui l'instant présent était déjà perdu, froid, comme cloisonné. Aujourd'hui, Philippe et Pascale nous reviennent avec un album chaloupé, sensuel, presque tendre avec ses rencontres fugitives mais intenses ; comme si les lisières et les heures incertaines, étaient des moments privilégiés, prétextes à une jouissance qui perdure tout en se sachant précaire.

Le premier adjectif venant à l'esprit est celui de "cosmopolite" au niveau de la musique avec une constante quand on aborde les thèmes ; le caractère éphémère, l'errance etc...
Pascale : Musicalement, nous avons des envies plurielles ; nous les possédons en toile de fond et nous avons voulu les faire resurgir à nouveau. Nous pouvions donc tout nous permettre, laisser monter nos influences ; composer dans une démarche "touche-à-tout". Cela vient de ce que nous avons vécu. de nos voyages et de tout ce que nous avons ingurgité, c'est donc d'une part la résurgence de tout ça, et d'autre part, le résultat de tout ce que nous écoutons depuis des années. Nous nous sommes créés des envies que nous pouvions enfin concrétiser.

Est-ce une rupture ou un cheminement disons beaucoup plus fluide ?
Pa : On ne peut pas dire que nous ayons décidé quelque chose, à part arrêter le groupe. Je crois que nous avons plutôt ouvert nos portes. Avec Marc Seberg, on était cinq et on avait une certaine ligne de conduite musicale et tout le monde s'y fondait. Là, nous nous devions de nous ouvrir, d'aller vers les gens. vers les musiciens que nous avons choisis.
Les compositions se sont faites à la maison ; ensemble, nous avons sélectionné les musiciens en fonction de leur sensualité, pour qu'ils apportent leur petite touche finale. Pour cet album, nous avons réalisé toutes nos envies : les arrangements de cordes, l'accordéon sur "La Ofrenda" ou la guitare slide sur "L'heure frontière".
Philippe : Il n'y a pas d'envie cosmopolite. Nous ne sommes pas là pour traduire la musique du monde. C'est vraiment une musique de l'intérieur sans aucune influence marocaine ou de qui que ce soit.

"Honky Tonk dance" est-il un exercice de style ?
Pa : C'est un peu péjoratif ; pour moi le plus beau compliment qu'on puisse faire, c'est de ne pas être capable de classifier la musique qu'on compose. Nous n'avons jamais cherché à appartenir à un courant : c'est pour ça qu'à l'intérieur d'un même album, on peut se permettre de faire des choses aussi différentes que "La Ofrenda", "Six in the morning" etc. Ne pas avoir une ligne en quelque sorte.

A ce propos est-ce pour cela que vous avez une imagerie un peu "chien et loup" ? Des moments qui sont des transitions entre deux états...
Ph : On a les sens affûtés, un peu comme les relations de deux amants après une nuit de veille quand le petit jour arrive : à la fois confusion et lucidité, acuité des esprits et acidité.
C'est vrai qu'il y a une idée de transition, de transitoire qui parcourt l'album ; peut-être parce que Pascal(e) veut dire "Passage" en Hébreu ! J'aime bien ces états ; ce sont des moments pleins de promesses...

Dans "La Ofrenda", tu dis "Entre sombra y luz "
Ph : Une grande caractéristique du bonhomme c'est qu'il est constamment tiraillé entre deux extrêmes et qu'il a du mal à trouver sa route.
Pa : En même temps, il y a un côté "affirmé". Ce n'est pas une hésitation par rapport à la vie mais une constatation ; même si certaines choses sont entre chien et loup, il n'y a pas une peur mais un plaisir : c'est un affirmatif et non pas un dubitatif.

Est-ce pour cela qu'on retrouve une thématique des choses instantanées et éphémères ? Peut-on vivre d'instants ou d'instincts de butinage ?
Pa : C'est plutôt le souci de vivre le moment quand il se présente. On vit dans une époque où on ne sait pas combien de temps on va vivre, on ne sait pas qui va nous manger. Des amis à nous ont disparu et c'est une chose qui nous a frappés de plein fouet. C'est à la charnière de la fin de Marc Seberg et au début de Philippe Pascale. Cela m'a donné l'envie d'être consciente de chaque moment qui passe avec les gens autour de nous et de savoir que, peut-être, ils ne reviendront pas. Ça a l'air grave mais on ne peut plus avoir la même insouciance et la même inconscience. Ce n'est pas un "butinage", c'est plutôt le contraire ; essayer d'agripper chaque chose qui peut être un petit peu hors du commun. Essayer. non pas d'en jouir ce qui est un mot un peu fort, mais de le vivre tout simplement. Ce n'est pas, en ce qui me concerne, un constat de légèreté.
Ph : C'est vrai que les textes ont été écrits très vite. J'ai joué beaucoup avec des collages, des accidents. Il y a des petites phrases autonomes, un patchwork d'éléments simples, parfois sans véritable direction.

Y a-t-il eu des critères pour le partage des langues ? "Holding you" est entièrement en anglais par exemple ?
Ph : J'ai commencé par écrire en anglais avec Marquis de Sade et les premiers albums de Marc Seberg. Quand nous sommes partis faire une tournée aux Etats-Unis, je me suis aperçu que c'était assez dérisoire pour un groupe français de vouloir s'exprimer en anglais. Il fallait donc absolument que je me prouve que j'étais capable d'écrire en français. Le problème ne s'est donc pas posé ; par exemple, "La lune" suggère quelque chose de mystérieux, poétique, alors que "The moon" évoque quelque chose de rond, de bien plein. "Cold blue sky" s'appelait "Bleu-calypso" sur les maquettes. Il y a dans "Sky...", un mouvement, un élan irrésistible, une aspiration, un souffle et une sérénité que je ne trouvais pas dans le mot "ciel".

"Indian song" fait référence au film ou à la chanson ?
Ph : C'est uniquement une référence à Jeanne Moreau.
Pa : Un amour de chanson ! Un coup de coeur qui traînait déjà depuis quelque temps.
Ph : Ce n'est pas ça qui va nous sortir du trip intello et poétique, mais c'est comme ça !

Vous assumez ou vous cultivez ?
Ph : Quoi que lu fasses. les gens ont une image de toi. Elle pourrait être pire.
Pa : On assume tout ce qu'on a fait sur l'album ; maintenant, personne ne maîtrise la réaction des gens. Ceci dit, je pense qu'il n'y a aucun décalage entre ce qu'on est et ce qu'on fait.

Est-ce pour cela que vous êtes beaucoup plus "impressionnistes" ?
Ph : C'est exactement dans cette optique que j'ai voulu écrire les textes. Ce sont des touches, des mots sans rapports les uns avec les autres, comme un polaroid ou une mosaïque de polaroïds dont l'association et la superposition tentent à évoquer le sentiment de l'instant présent. Des petits morceaux d'émotions, parfois contradictoires, parfois complémentaires. A cet égard, quand tu utilises une autre langue, cela modifie la manière de ressentir la musique.

Dans "Honky Tonk dance", il y a une coloration noire, assez sensuelle et en même temps une diction très détachée...
Pa : Le contenu est pourtant très important. Je ne sais pas si c'est pour cela qu'il y a cette distance, mais on trouvait que par rapport au rythme du morceau, on avait l'envie de tout garder en anglais. On arrive à véhiculer pas mal de choses bien que ce ne soit pas notre langue maternelle. Philippe chante en anglais, non pas pour se cacher, mais parce que cela colle bien à la rythmique. En même temps, je suis très attachée à ce texte. Sur tous les titres, je crois qu'il y a un côté évident et un autre plus distant. Ce qui nous ramène aux musiciens qui ont participé au disque : Paddy Steer à la contrebasse appartenait à Yargo, ce groupe magnifique et tout à fait à part, avec ce côté mi-soul, mi-on-ne-sait-trop-quoi...

Vous associez souvent l'amour à la notion de danger...
Pa : Oui, mais "Honky Tonk dance" est un morceau très jouissif, justement parce qu'il a cette légèreté apparente et qu'il a aussi une certaine pesanteur.

Dans "On the edge", vous évoquez un hédonisme voluptueux, néanmoins vous parlez également de "morsure lente et longue" ?
Ph : Tout est fait pour qu'on prenne "morsure" comme on veut. Ce peut être une "mort sûre", une mort assurée. Il y a le plaisir et il y a le danger car l'un sans l'autre ne fonctionne pas. L'extension du "moi", c'est l'amour et le revers, c'est la "pulsion de mort". C'est quelque chose qui me poursuit depuis que je suis petit.

Le nom de Marquis de Sade était-il lié à cela ?
Ph : Je n'étais pas encore dans le groupe. A l'époque. ils hésitaient entre les Rats d'égout et Marquis de Sade. La première fois où j'ai vu une affiche de MDS, j'ai hurlé de rire. C'était trop, nous étions plutôt arrogants et désespérés.
Pa : C'est marrant car je trouve que les textes de Philippe n'ont jamais été aussi sensuels que maintenant, et sa façon de chanter aussi. Les compositions ont été faites autour de la voix et l'on n'a pas, ici, cette voix qui essaye de surnager.

Comment s'est passée la production ?
Pa : Nous avons décidé d'assumer cela de A à Z. Nous avons choisi un ingénieur du son, Phil Délire, et par bonheur, il a aimé les maquettes. Nous avons commencé l'album en avril et nous l'avons fini en décembre. Quasiment la longueur d'une gestation. On a coproduit avec Phil car nous étions restés sur notre faim au niveau du mixage sur le dernier album de Marc Seberg. Nous avons pris les devants en étant décisifs, au sens strict, et présents tout le temps. Nous avons opté d'emblée pour la carte "feeling" plutôt que pour l'option "efficacité". Nous cherchions un son organique et des gens qui puissent nous apporter de la finesse.

L'émission d'Arte, était-ce votre idée ?
Pa : C'était la continuité de ce que Arte avait déjà fait avec les Négresses Vertes. Arno ou Nina Hagen. Par l'intermédiaire d'Alain Maneval, nous avons eu ce cadeau de prés d'une heure dans laquelle nous pouvions faire absolument ce que nous voulions, comme lorsque nous réalisons nos disques.
Ph : Cela nous a permis de faire de belles rencontres, en particulier Charles Juliet, un écrivain que je vénère et qui nous a beaucoup soutenus par ses écrits. Il a connu Beckett et Camus et n'a été reconnu qu'à l'âge de cinquante-cinq ans. Il a fait de sa vie intérieure, l'unique sujet de son oeuvre. c'est incroyable ! Arte nous a trouvés des images insensées. "Blank generation", qui est un film sur les débuts de la scène new yorkaise que je rêvais de voir un jour à la télé. On y aperçoit Richard Hell, Patti Smith et Tom Verlaine.

Vous ont-ils tous influencés ?
Ph : Ce sont eux qui m'ont décidé à faire de la musique alors que le punk anglais... Il a fallu attendre Magazine pour que j'accroche à leur musique. Dans mon tout premier groupe, on ne faisait que des reprises du Velvet et des Stooges.

Claude Freilich