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Chaleur blanche

Un groupe peut en cacher un autre. Derrière les références culturelles et autres aspirations européennes, il y a surtout ces fortes personnalités qui, à la scène comme à la ville, s'entrechoquent et brûlent d'une passion communicative. Sur la route de l'Ouest avec Marquis de Sade, Bill Schmock découvre ça et d'autres choses encore.

" We'll knock your heads against the walls, we'll knock your heads… " exulte Philippe Pascal, le chanteur de Marquis de Sade, en se frappant le front avec les mains. Et à chaque fois c'est nous qui prenons les coups. Son visage, aux traits aiguisés, baigne dans une lumière rouge et puis blanche et puis rouge. Il a un sourire qui pleure et des chaussures éculées. Ses cheveux sont noirs corbeau, il est né à Sidi Bel Abes, définitivement perdu pour la Bretagne libre mais les jeunes filles s'accordent à le trouver beau. Mon dieu, il est surtout l'un des plus grands chanteurs du moment. Pour la première fois, la France peut être fière d'avoir inventé un groupe d'envergure internationale mais elle n'y est pour rien, ou si peu, et eux, les musiciens de Marquis de Sade, s'en balancent qui posent des textes en anglais sur leurs musiques et se recommandent d'une Europe dont on ne connaît pas bien les frontières. Mais quoi ? Marquis de Sade peut bien être actuellement le groupe le plus important à l'intérieur de l'Hexagone, je ne vois vraiment pas en vertu de quoi on devrait leur faire des cadeaux. Non mais dites donc !
Je les ai suivis en tournée parce qu'il est bon de temps à autre de savoir ce qui se trame de l'autre côté, ont-ils des grains de beauté cachés, des perversions qu'ils refusent d'avouer et vont-ils bien à la selle comme tout le monde ? Après un concert gratuit à la défense et une multitude de points d'interrogation, au-dessus de la tête, Philippe finira par m'avouer qu'ils ont dépassé ce stade depuis bien longtemps. " Sauf, le petit nouveau Philippe Delacroix Herpin qui parfois ne peut s'empêcher de céder à la tentation ", ajoutera-t-il avec un rictus malicieux au coin de la bouche. Si fait. En outre il est bon de démythifier un tantinet, d'apprendre, par exemple, que Franck Darcel, ce jeune homme fier et racé, répond au surnom de Blaireau dans l'intimité du groupe et que Philippe Pascal, si froid et distant, est capable de rire à gorge déployée des plaisanteries les plus basses. En somme, ces musiciens d'apparence si sévère et étrange sont comme vous et moi, s'amusent et s'ennuient des mêmes choses, à cette différence près c'est que lorsqu'ils sont sur scène ça n'apparaît plus de la même façon. Alors si le reste n'a que peu d'importance de toute façon ça ne peut pas faire de mal.

La première fois que j ai vu Marquis de Sade sur scène c'était au Mans, à l'automne 1979. Un voyage organisé pour la presse. On allait manger des rillettes. Les tartines dans la poche. J'avais fait une interview auparavant: ils étaient frappants de cohésion. Brillants, timides. Assez impressionnants. Pourtant Philippe avait quelque chose d'irritant. Il apparaissait comme jouant un rôle: le poète maudit, torturé et tout le toutim. Champion du monde d'Antonin Artaud. Vous voyez le genre. J'avais déjà donné et j'étais pas prêt à en reprendre. Mais somme toute, il le portait bien et ça passait. Par la suite j'ai compris qu'il ne jouait pas un rôle, tout au moins qu'il était à même de le dépasser. Au Mans, Marquis de Sade fit un choc. Pas un n'y échappa. On s'étonnait. Comment ? Ils existaient depuis deux ans et on ignorait. On n'avait jamais vu un groupe français si fort et si cohérent sur le vif. Une présence si imposante. Personne n'avait prévenu. Et eux, malins, avaient leur réponse toute prête

" Bien sûr, nous ne sommes pas un groupe français, nous sommes Européens ". Ah bon ! Comme ça on voulait bien. Let' s do the European et cochon qui s'en dédit. L'affaire était honnête, pour ne pas dire avantageuse. Par la suite les choses ont pris de l'ampleur. Très vite. En l'espace de quatre mois la presse dans son ensemble a plébiscité le groupe de Rennes. II a fallu qu'il se fasse une raison. Tout à coup par goût de modernisme et par le jeu de la solidarité, les jeunes gens se sont mis à aimer leurs mamans. On n'avait jamais vu ça.

TWIST A RENNES

C'est à Rennes que je les rejoins le 9 avril 1980. Ils n'ont pas joué dans leur ville depuis un moment. Sur la route, je suis avec Thierry Haupais, leur producteur. Nous parlons de la difficulté d'être le producteur d'un groupe à la mode et de n'avoir pas un rond pour vivre. Il sèche une larme. Haupais est sollicité de toutes parts, récemment encore, il a fallu avancer deux millions au groupe pour l'achat d'un camion, un Mercedes diesel aux couleurs rastas, acquis en Allemagne. Marquis de Sade vend peu de disques (25 000 à ce jour) si l'on considère l'engouement qu'il suscite. Mais surtout, Haupais fait l'objet de toutes sortes d'attaques extérieures. C'est de bonne guerre. La principale et celle qui le touche le plus profondément, ayant trait à la production artistique du 33 tours, " Dantzig Twist ". C'est vrai que, moi aussi, je lui en ai fait le reproche: pas assez d'ampleur, un son trop petit. Mesquin. J'avais de la mauvaise foi. D'autant plus mauvaise que j'aime le disque. C'est vrai on s'emballe sur les productions nickel à injection automatique ces derniers temps et puis quoi ? Les bonnes productions ne font pas les bons groupes. D'ailleurs, c'est peut-être la production qu'il fallait à Marquis de Sade, justement, pour ce premier album. Ce côté fruste et râpeux. Sans complaisance. Après tout lorsque j'avais parlé avec eux, ils étaient plutôt ravis de la situation: " Choisir un producteur connu, c'est prendre le risque de se faire trahir, de se faire voler sa musique ", disait Philippe. " D'ailleurs nous n'avions pas le désir d'un producteur en particulier. Les disques du Velvet ne sont pas mieux produits, ils sont restés ". Et si ce disque a été réalisé avec un petit budget dans un studio 16 pistes aux alentours de Rennes, il n'est pas honteux un seul instant. En outre, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Quand même, j'ai longuement harcelé Haupais, je lui disais " ne produis pas le second, choisis un autre producteur ". II se fâchait. Ça m'amusait. En fait, en les voyant évoluer tous ensemble, j'ai compris qu'il était indispensable. D'une part, Haupais est un musicien frustré, il fera peut-être son truc un jour mais pour l'heure Marquis de Sade est une façon pour lui de se réaliser musicalement et c'est ce qui apparaît chez la plupart des meilleurs producteurs. D'autre part, en signant avec un petit label indépendant Marquis de Sade a fait un choix, même si certaines compagnies l'ont rejeté en un premier temps: celui avant tout de ne pas être à la merci des technocrates, d'avoir un pouvoir de décision pratiquement total sur sa musique.

Lorsque nous arrivons à l'Espace, Marquis de Sade termine son sound-check. L'endroit est ouvert depuis trois semaines. Il y a eu déjà Lene Lovich et une soirée " Quadrophenia ". Une boîte branchée, bon chic bon genre, en forme de rectangle assez haut de plafond Contrairement à celui du rez-de-chaussée, au bar du balcon, réservé, paraît-il, à la presse et aux gens connus (?), on sert de l'alcool. " C'est bien cette salle ", dit Philippe, " les publics différents se rencontrent Ce soir ce ne sera pas forcément celui de Marquis de Sade ". En fait le groupe est un peu inquiet, les locations sont hésitantes: d'une part c'est la période des vacances de Pâques, d'autre part ce soir il y a la retransmission d'un match de football qui oppose Nantes à je ne sais plus qui. Tout à l'heure il y aura un peu plus de 400 personnes ce qui est assez bien mais, pour différentes raisons, Marquis de Sade joue pour un cachet important. Le patron de la boîte, un ancien coiffeur s'affole un peu. II refuse de donner des boissons au groupe et fait des difficultés pour payer. Finalement, il se calme lorsque Hervé, le manager de MDS, accepte de prendre en charge les vignettes et le repas. Ce soir, on a droit à une surprise: un cuivre en plus en la personne de Philippe Delacroix Herpin (excusez du peu). Herpin est un petit bonhomme jovial, tout blond et tout frisé avec des lunettes presque toutes rondes. Avec Daniel Pabceuf, il a créé un duo de cuivres, Anches doo too cool duo (rien que ça), qui a gagné un concours de jazz au cap d'Agde (le premier prix étant un contrat d'enregistrement avec une compagnie discographique et comme ils préfèrent signer avec Cobalt, le label de Haupais, ils ont demandé à être mis hors concours).

C'est Tokow Boys qui assure la première partie et en attendant Brunette leur saxophoniste qui est aussi celui de Suicide Romeo, et Herpin se racontent des histoires de saxophones tandis que les uns vont dîner et que les autres se beurrent consciencieusement la gueule. Marquis de Sade est sur scène. Franck a piqué les lunettes de Herpin: " Je vois trouble, j'ai pas besoin de boire, ça me donne l'impression d'être saoul ". Quant à Philippe, tout de noir vêtu et les yeux cachés derrière des lunettes noires, il n'en est plus au stade des impressions. La plupart du temps, les gens de Marquis de Sade montent sur scène passablement imbibés ce qui leur permet d'oublier leur trac. Parfois, lorsqu'ils se sont un peu trop appesantis sur la bouteille, ils oublient aussi le reste. En l'espace de trois semaines, depuis leur concert au Pavillon Baltard, le répertoire a changé. Ils jouent une bonne demi-douzaine de nouveaux morceaux, les titres ne sont pas encore définitifs: " Cheap Opera ", " Echos ", " Iwo Jima Song ", " En attendant (passions) ", " Prague ", " Dantzig ", " Trains ", " Said " (Struggles against ideological deviation). Ces nouvelles compositions sont plus enlevées, moins rigides mais conservent ce caractère magique et impérieux qui fait la personnalité de Marquis de Sade. Elles montrent une volonté de détendre les atmosphères, de gagner en chaleur. Les rythmes sont même souvent funkysants, qui reposent essentiellement sur la frappe d'Eric Morgen. Eric est le technicien du groupe, un batteur exemplaire, inventif sans jamais trop en faire. " II est fait pour ça ", affirme Philippe, " il ira loin. Si Marquis de Sade se sépare, lui, il sera là dans dix ans On le demandera de partout ". Eric parle peu, il est toujours avec Thierry Alexandre, le bassiste, qui n'en dit pas plus. Ce qu'il y a d'étonnant chez Marquis de Sade, c'est cette faculté à se renouveler constamment, ne jamais s'appesantir sur les acquis. " J'estime que jouer toujours les mêmes morceaux de la même façon c'est voler le public ", explique Franck " Parce que même si on lui présente quelque chose de tout à fait au point, de notre côté on ne s'amuse plus et ça ne m'intéresse pas ". Franck travaille beaucoup. II compense un certain manque de technique par des idées en perpétuelle effervescence et une vision tout à fait précise de ce qu'il veut faire, de ce que doit être Marquis de Sade. C'est un garçon terriblement exigeant, pour lui comme pour les autres, et difficile à vivre. Les autres lui prêtent aisément un caractère de cochon (sic). II apparaît comme le moteur du groupe. Franck agit en stratège: diviser pour mieux régner d'une certaine façon. Dans le groupe, il y a la rythmique avec lui. Lorsqu'il arrive en répétitions avec une nouvelle composition, il a déjà esquissé la mélodie et la ligne de basse avec Thierry Alexandre. En général les compositions ne sont acceptées qu'avec son consentement. Mais il ne s'occupe absolument pas des textes, c'est Philippe qui en a la seule. responsabilité. J'ai vu une douzaine de concerts de Marquis de Sade, les morceaux sont régulièrement restructurés, améliorés. Les arrangements diffèrent, les interventions permutent. C'est une démarche plutôt saine et peu courante. Je les ai vu faire, par exemple, trois versions différentes de " White Light White Heat " en l'espace de deux mois. Ce soir, à l'Espace, Franck et Frederick ont posé leurs guitares, pour faire les choeurs, les mains dans les pocher, autour d'un micro. Les cuivres assurent les solos. C'est assez drôle à voir, ça déride l'atmosphère. Bon, n'allez pas croire que tout le monde se tord de rire par terre. En fait Marquis de Sade provoque des réactions très froides, de façon générale, le public prend la musique de plein fouet et reste médusé. A l'Espace, il est particulièrement silencieux, applaudissant avec parcimonie entre les morceaux. Mais comment dire ? A aucun moment on peut soupçonner un quelconque désintérêt. Pourtant Philippe est furieux. II fait tourbillonner son micro au dessus de la tête, le jette à terre et j'en connais, au premier rang, qui doivent encore bénir le ciel de ne pas avoir fini la soirée, un œil en moins, à l'hôpital. Philippe bouscule Franck, se met devant lui comme s'il voulait l'empêcher d'avancer vers le bord de la scène. Son jeu de scène, qui peut paraître systématique dans les gestes, théâtraux, presque martiaux, change en fait d'un concert à l'autre, dépend complètement des situations. J'imagine qu'il y a des concerts où il y croit complètement, d'autres où il est absent " Je ne trouve pas que je suis mécanique ", dit-il, " c'est drôle comme on se voit différemment de l'intérieur. Le côté robotique, ça ne me va pas Je me donne vraiment sans prévoir. Je fais ce qui me passe par la tête dans l'instant. Les concerts changent, il peut y en avoir de très calmes. Je m'énerve quand il y a des planteries ou lorsque le public ne suit pas. J'ai des réactions nerveuses, violentes. Pour le moment ça me plaît de faire le zouave. Mais il faut changer, vite, il faut beaucoup travailler. Changer d'image. Le côté straight ne me convient pas du tout, la façon de s'habiller ton sur ton. II faut apprendre à sourire ". " Smiles ", sur un visage désespéré Philippe dessine un sourire avec les doigts. II a cette façon magnifique d'illustrer ses textes par les expressions de son visage. II les porte sur sa bouche, dans ses yeux

LES EUROPÉENS

Après le concert tout le monde se retrouve dans un petit restaurant. Je suis assis en face de Rocky. C'est lui qui a fondé le groupe (il était bassiste) et qui en a trouvé le nom. " Lorsqu'on a continué sans lui, raconte Franck, on a pensé à changer le nom. Il y avait Prague ou les Européens Et puis on avait cité Marquis de Sade deux ou trois fois dans les télégrammes de Rock & Folk et de Best. Pour nous c'était déjà la gloire, on n'a pas voulu prendre de risques ". II a une bonne touche Rocky, un peu loub, l'accent titi, nerveux en diable. II est à l'armée et il en parle comme quelque chose d'assimilé, de pas très dérangeant. Curieux. Un peu désabusé quand même. Il veut enregistrer un 45 tours seulement pour lui. Une façon de dire adieu au rock " Je ne trouve plus de musiciens branchés ", explique-t-il, " Y a plus grand chose à faire ". Tout le monde dans le groupe lui porte une véritable affection. Tout le monde lui doit de l'argent aussi. Hervé le rembourse avec le cachet du groupe: 800 Frs pour Franck, 200 Frs pour Eric, 500 par ci, 300 par là. Finalement c'est à lui que profite le plus le concert. Après le repas, Herpin organise une petite soirée chez lui. Je décide de rentrer à l'hôtel. Dans le hall, je trouve un petit magazine gratuit où l'on peut lire une interview de Pierre Philippe (!), le chanteur de Marquis de Sade: " Au début quand je suis arrivé, ils faisaient des reprises des Stones. Ensuite on a évolué sur quelque chose de très rock. On est arrivé à un travail très fouillé au niveau de la guitare ". Le lendemain à 15 h on sonne, avec Haupais, chez Philippe. Il entrouvre la porte, un œil à moitié ouvert. II est à poil sous un imper. Pas besoin de discours. " Bon, ben on revient tout à l'heure ". On en profite pour faire la tournée des disquaires. Chez Rennes Musique, leur boutique habituelle, on peut acheter des photos de Marquis de Sade, de Frakture, le groupe de Serge, leur ancien bassiste. On retrouve Franck et Herpin un peu plus tard au studio DB à Melesse. C'est là que Marquis de Sade a enregistré son album. Une petite baraque assez accueillante au milieu d'un jardin dans la proche campagne. Les Dogs y enregistrent leur nouveau trente. La cabine est spacieuse, claire et tout en bois. Une atmosphère paisible qui contraste avec la musique de Marquis de Sade. Haupais me raconte qu'ils ont enregistré en alternance avec un groupe de folkeux qui campait dans le jardin et que le groupe les regardait toujours comme s'ils étaient des martiens. Le studio commence à tourner depuis Marquis de Sade. 12°5 a enregistré là, ainsi que d'autres groupes. Haupais décroche le téléphone: il annonce à Pathé Marconi qu'au lieu de sortir un 45 tours tiré de l'album comme c'était prévu, Marquis de Sade va enregistrer deux titres inédits. " White Light " fera la face B, la face A n'étant pas encore décidée. Ça lui a pris comme un coup de trique. II réserve les dates d'enregistrement et on file au Drugstore Colombier. Frederick est un type assez doux, un peu l'élément modérateur entre les humeurs de Franck et de Philippe. Quand l'un veut dire du mal de l'autre, c'est à lui qu'il raconte ses salades. Philippe l'a fait entrer dans le groupe. Ils habitaient ensemble. Ça n'a pas été sans mal. Franck n'en voulait pas au départ. II l'a testé et puis comme de toute façon ça n'allait plus avec Anzia, il l'a accepté. Franck est un mangeur de musiciens. En fait, je crois qu'il n'y a que trois personnes dont on peut être sûr qu'elles ne bougeront pas au sein de Marquis de Sade, ce sont bien sûr Franck et Philippe et puis Eric, le batteur. Quoiqu'il en soit, Frederick est un excellent guitariste. II assure techniquement tout ce dont Frank n'est pas capable. II est pour l'instant d'une très grande importance dans ce groupe qui repose essentiellement sur le travail des guitares. Marquis de Sade est arrivé pour lui à un moment important de sa vie où il était prêt à abandonner l'idée d'un groupe. " Au départ les premières répétitions ont été un peu difficiles ", dit-il, " ça allait à l'encontre de mes convictions musicales. Mais j'avais vraiment envie de jouer avec eux ".

Je suis Frederick et Franck, qui m'a proposé de me montrer son album de photos avec le groupe. Nous passons d'abord par des entrepôts plus ou moins désaffectés sur les bords de la Villaine. C'est un endroit que Franck aime bien. Le groupe s'y promenait souvent à une époque, ils ont posé pour des photos. Franck voudrait y installer un local de répétitions si c'est possible. " Nous n'avons pas de salle fixe Si on veut sortir de Rennes c'est assez facile à trouver sinon c'est comme dans toutes les villes ". Franck habite un deux pièces dans une cité dortoir en dehors de Rennes. Un appartement acheté par ses parents pour la famille. II y habite seul en ce moment. Dans sa chambre, des objets traînent un peu partout par terre autour d'un lit défait. Des journaux et des photos sont éparpillés sur un petit bureau. Le salon est dépouillé. Deux grands canapés rouges en coin contre les murs, une télévision sur une la table, un panier plein de cassettes et rien pour les écouter. L'un des murs est recouvert de feuilles blanches avec au centre la photocopie d'une photo de Gary Numan en plusieurs exemplaires sur une rangée. On feuillette son album: une photo vieille de cinq ans, il a les cheveux mi-longs au côté de Rocky, ils ne s'appelaient pas encore Marquis de Sade. Une autre où il pose avec Philippe et Rocky dans une cave. " A l'époque ", dit-il, " Rocky voulait toujours poser dans les caves et sans le batteur. Il le trouvait bête et en plus ça faisait comme Clash ". Au fil des photos, on voit le look changer, les cheveux se raccourcir, les différentes périodes. La formation avec Serge (Frakture), celle avec Daniel Paboeuf lorsqu'il faisait partie intégrante du groupe. On voit Philippe, en plein trip Iggy, collier de chien autour du cou, penché sur le public, le micro en avant. Une photo de Johansen. Des essais foireux à New--York, une bouche d'égout. " J'étais beurré ce jour-là ". Des photos de Franck posant seul, de Franck bébé, le regard espiègle et boudeur, déjà têtu. Je demande si Rocky est parti de lui-même où si on l'en a prié. " On lui a demandé, il n'assurait pas suffisamment". Franck a eu son bac à 16 ans, il a fait deux ans de médecine avant d'abandonner pour se consacrer au rock.

Je discute avec Franck de ses attaches à la Bretagne. " C'est compliqué ", explique-t-il. " D'un côté il y a les idées, de l'autre les sentiments. Mon grand-père était complètement dans le trip Bretagne libre, il disait souvent " ces salauds de Français ". Bien sûr c'est difficile à défendre mais j'arrive à le comprendre. C'est important d'avoir un point d'attache, un endroit où l'on puisse se reconnaître. La Bretagne c'est un tout, un paysage, une culture. Je reviendrais toujours en Bretagne si je dois la quitter. Rennes est une ville où je me sens bien. En même temps je trouve ça con les autonomistes tous ces mouvements qui ont fusionné les écolos, les babas folk. C'est un peu dérisoire Bien sûr quand tu es à New-York, la Bretagne tu vois ça de loin mais c'est important de retourner aux racine, de se retrouver dans un endroit. Pas tellement à un niveau idéologique mais plutôt affectif. L'absence de frontières c'est idéal mais ça n'existe pas c'est utopique et de façon générale je préfère tendre vers le concret ". Philippe nous rejoint, je leur demande s'ils doivent affronter des problèmes d'ego. " Pas trop non ", répond Philippe. " Ce sont simplement des personnalités qui se confrontent. II faut travailler les morceaux, c'est trop théâtral. Pour le moment c'est quand même pas le délire Les gens viennent par curiosité. Ils ont vu la couverture d'Actuel, ils viennent voir le phénomène, comment ça se passe ". Franck n'est pas très content de cet article, il y a des choses qui ont été rajoutées, c'est un peu gênant vis-à-vis de ses parents " et puis c'est un peu n'importe quoi. Mon père n'est pas si rébarbatif que ça. Il est peu bavard mais il ne faut pas croire tout ce qu'il y a dans les journaux ". Ses sœurs sont de véritables supportrices. Hier soir son père est venu le voir jouer pour la première fois. II a aimé quelques trucs. " Tu vois, il y vient " dit Philippe. Avant de nous quitter, nous convenons avec Haupais d'emmener Philippe dans la voiture demain pour le concert d'Angoulême.

SANDWICH AMÉRICAIN

L'équipe technique qui devait partir à 8 h 30 avec le camion de la sono ne prend la route qu'à 10 h 30. Philippe Darnaud, le sonorisateur, qui est aussi l'un des deux créateurs du studio DB, s'est couché tard; hier soir il a fait le son de Chicken Shack. Marquis de Sade est bien organisé en tournée: outre le sonorisateur et le manager, il y a un éclairagiste, un road et Titi, le road technique, celui sur qui on peut toujours compter. Le cachet se répartit comme suit: entre 37 et 40% pour les musiciens, 32 % pour la sono et les techniciens, 19 % pour les frais, 7 % pour le management, 5 % pour les roadies. Sur chaque concert les musiciens remboursent 500 F (divisé en 7) à Haupais pour le camion. Marquis de Sade tourne entre 4 500 F et 6 000 F. La prochaine tournée passera à 8 000 F. A 11 h 15, nous arrivons chez Philippe. Un immeuble qui ressemble un peu à une clinique: murs blancs et escaliers en marbre blanc. II dort. L'appartement, un deux pièces, est plongé dans le noir. Les murs du salon sont recouverts de vinyle noir agrafé sur un papier peint à fleurs. Sur le vinyle noir, des photocopies de Marylin, un poster d'un concert de Marquis de Sade au Plan K en Belgique. Dans un coin, plusieurs photos de Lou Reed sur scène. C'est pas trop le bordel, Philippe, à part les chaussures sur la table. II fait du café. La bibliothèque est fournie: des collections reliées, des bouquins sur le cinéma La discothèque par contre est succincte : Jonathan Richman, Père Ubu, Talking Heads, beaucoup de Lou Reed, de Velvet, de Bowie, des pirates, et autant de disques classiques: Erik Satie, Carl Orloff, Chopin. Par terre quelques 45 tours : Asphalt Jungle, Cramps. Avant de partir les dernières recommandations à Catherine : redemander les disques qu'ils ont prêtés â un type, " remarque, on lui doit de l'argent ". Arrêt obligatoire au Drugstore pour prendre un café en lisant un article sur Marquis de Sade paru dans Il. Et nous prenons la route. Philippe raconte qu'il s'est fait tirer les cartes récemment avec Franck: " Elle m'a dit qu'il y a un garçon blond qui se mettra sur mon passage mais il ne me gênera pas. Pour Franck c'était: un garçon brun se mettra en travers de votre route et il vous bloquera C'est significatif non ? Franck a une position difficile, il faut qu'il se batte. Sur scène il n'apparaît que comme l'un des deux guitaristes, il faut qu'il s'impose comme un leader. Moi je suis seul sur le devant de la scène, c'est plus évident. Franck a une fascination pour l'uniforme. Il avait des relations avec les mecs d'Ordre Nouveau alors qu'il les trouve cons et qu'il est contre tout ça. D'ailleurs ils lui ont cassé la gueule il y a trois mois. Il a besoin de se trouver des idoles. Ça a été Rocky, sans lui je ne sais pas ce qu'il aurait fait. Il était dans un trip Jeff Beck. Rocky avait besoin d'uniformes aussi, il a été rocker, punk, skinhead. En ce moment Franck est fasciné par le personnage de Martin Sheen dans " Apocalypse Now "., Il est allé le voir plusieurs fois. C'est drôle les joues creuses, ça ne veut pas dire la même chose pour Franck et pour moi (sur les photos, ils se mordent toujours l'intérieur des joues pour les avoir plus creuses). Franck c'est pour ressembler au jeune allemand. Moi c'est plutôt le type qui sort de chez lui après être resté seul une semaine sans manger. C'est ce que j'aime dans Marquis de Sade, on fait les mêmes choses même si les raisons sont différentes. Peu importe. Franck est la personne que j'aime le plus intellectuellement même si nous sommes continuellement en conflit. Il y a de grandes engueulades Il y a deux clans dans Marquis de Sade, les courageux et les paresseux. En fait c'est moi le paresseux. Dernièrement j'ai un peu délaissé les répétitions, Mais maintenant Renaud va travailler les mélodies de la voix avec moi. C'est très important. Pour chanter en français surtout; il faut trouver des mélodies sinon ça n'est pas possible. Je suis sûr qu'on peut faire chanter cette langue. Peut-être que c'est tacite puisque dans ce domaine rien n'a encore était fait ".

Sur la route, nous nous arrêtons à l'Etape, une petite auberge dans un bled, Philippe (toujours très solennel): " Je voudrais un sandwich américain, madame, s'il vous plaît ". Gueule de la bonne femme, les yeux tout ronds, les sourcils en accent circonflexe: " c'est quoi des sandouiches américains ? ".
- " Eh bien madame, c'est avec du jambon, du gruyère, de la salade, de la mayonnaise et des tomates" (pour la petite histoire il faut savoir qu'on sert des sandwiches américains à l'Epée et Philippe est persuadé que tous les troquets de France font de même). " Y'a pas de tomates ici. On n'est pas en Amérique. Remarquez, mon mari, il y est allé, en Amérique ". Le mari arrive: " Alors comme ça, vous êtes américains" et de nous parler en Anglais. On apprend qu'il a fait de la restauration pendant 7 ans à New-York. II est revenu il y a trois mois. Finalement, Philippe prend un sandwich à la mortadelle. Lorsque nous arrivons à Angoulême le groupe a déjà commencé le sound-check. Au bord d'une rivière dans une espèce de hangar aménagé, le Magic Palace est une boîte superbe avec des palmiers et des chaises longues. Ce soir Marquis de Sade joue au pourcentage et il y a peu de monde (250 personnes). " Tu vois ", me dit Philippe, " Hier tu me demandais si on avait déjà joué devant vingt personnes, ce soir on va un peu en faire l'expérience ". Dans la loge, juste avant le concert, Franck me prend à part. II est saoul et miné. II part dans les confidences : " J'en ai vraiment marre, des tournées. J'ai envie de rentrer à Rennes, je m'aperçois à quel point j'aime cette ville. On a accumulé les erreurs. Le succès nous est monté à la tête. On a arrêté de travailler. D'un seul coup tout allait formidablement bien, Pathé Marconi nous a annoncé un chiffre de vente qui était, on vient de l'apprendre, au-dessus de la réalité. Une semaine après ta couverture d'Actuel, les entrées de concert ont grimpé de façon étonnante, mille personnes en moyenne. Les gens étaient curieux et puis la curiosité passée, c'est retombé petit à petit à une fréquentation normale 4 à 500 personnes. Maintenant il va falloir taire les répétitions sérieusement et tout le monde (N.D.R. : m'est avis que tout le monde s'appelle Philippe). Là ce qui est important, c'est le prochain 45 tours pour voir où on en est. C'est une concession, la première de Marquis de Sade. Ça m'ennuie un peu parce qu'on s'était toujours dit qu'on ne ferait jamais que ce qui nous amuse vraiment. On va enregistrer " White Light " parce que c'est drôle, que ça peut passer en discothèque. "

Ce soir Marquis de Sade est particulièrement bon et le public le suit. II y a une intensité d'émotion, une puissance évocatrice renversantes dans leur musique. Une esthétique parfaite. A la différence de la plupart des groupes français qui cherchent à se rapprocher toujours plus près de leurs influences, Marquis de Sade s'en écarte pour aboutir à une création inédite, personnelle. Ils sont parfaitement au point, prêts à affronter n'importe quelle scène pour proposer l'un des shows les plus aboutis du moment. Tout est là, le son, la puissance, le lyrisme. Tout est senti. Leurs masques sont vrais. L'attitude et l'énergie du rock. Franck sourit en regardant Herpin qui bouge dans tous les sens et manque de tomber sur la batterie. Après le concert ils sont ravis. Deux petites groupies ravissantes entrent dans la loge. " On vous embrasse parce que vous êtes vraiment bons" et elle me saute dessus. Je laisse faire, les autres se marrent. Un rocky d'une trentaine d'années, la banane et les rouflaquettes, s'approche " Vous avez des photos du groupe ? Oh, c'est con parce que c'est le meilleur truc que j'ai vu depuis les Chaussettes Noires. Vous êtes valab' les mecs ". Philippe me parle d'une fan qui lui envoie régulièrement des lettres où elle lui raconte tout de sa vie. II a reçu une photocopie de sa lettre à l'ambassade américaine pour une demande de naturalisation, des coupures des livres qu'elle lit. " Je ne sais pas si c'est notre musique qui les attire ", dit-il, " mais on a plein de fans toqués. J'aime assez ".

LE PRINTEMPS DE BOURGES

Le lendemain, à 11 h 30, on se retrouve avec l'équipe technique au café pour prendre un petit déjeuner. Tout le monde dort. Nous emmenons Franck et Philippe. Le reste du groupe est déjà parti pour Bourges. Franck est à poil sous son blouson, sa valise est partie avec le camion. Le soir à Bourges, dans ma chambre, Philippe fait une interview de Franck et de Frederick. Je lui avais demandé de préparer des questions. Le truc est assez drôle. Les autres n'arrivent pas à le considérer comme étant le journaliste. Philippe est impatient, il les interrompt constamment, n'est jamais satisfait des réponses. Ça tourne à la mise au point. Deux heures après, on y est encore. Philippe va de surprise en surprise. II n'accepte pas le fait que les autres se désintéressent des textes. " Je pourrais écrire n'importe quoi, faire porter n'importe quel discours à tes musiques et tu t'en fous ? " Franck explique qu'il fui fait confiance et que les textes en eux-mêmes ne l'intéressent pas. II estime que c'est quelque chose de personnel et préfère ce que les mots peuvent évoquer dans leur association, leurs sonorités. Ça semble exaspérer Philippe. " Je ne supporterais pas de mon côté de ne pas avoir le droit à la parole pour la musique ". " Et Marquis de Sade, groupe Européen ? ". " Un gimmick au départ pour éviter l'étiquette de groupe français. Mais ça ne veut rien dire ". Ce qui apparaît le plus à la fin de cette entrevue, c'est que Marquis de Sade est fait de fortes personnalités qui se télescopent. Un groupe qui pense et ne se contente pas de jouer du rock parce que c'est ce qu'il sait faire. Vous connaissez la chanson. Marquis de Sade est un groupe intellectuel. Mais non, les punks, pas intellectuel, non, des références, des sensations, une sensibilité artistique qui passent par une culture.

Demain, ils joueront au Printemps de Bourges avant Starshooter et Bijou devant quinze cents personnes qui les acclameront. Et pour cause. Mais voilà, le Marquis de Sade a beau être le groupe le plus riche de toute l'histoire du rock français, il ne vend que 25 000 albums. Alors je pourrais vous ficeler une conclusion en bonne et due forme mais je préfère parer au plus pressé. J'ai simplement envie de vous faire partager un grand frisson, simplement envie que vous alliez les voir. Et si vous n'êtes pas convaincus, eh bien c'est que j'ai menti. Changez de canard au plus vite. Avant de rentrer à Paris, à la fin d'un repas avec Starshooter, en faisant quelques polaroïds souvenirs j'ai compris qu'on avait enfin une grande star en France. La première. J'ai failli le dire à Philippe. Mais quoi, vous avez vu la trombine qu'il se paye sur la photo ?

Bill SCHMOCK

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