Marquis de Siam

Devant le Palace, le public foule le macadam avec l'acharnement stoïque des gladiateurs venus immoler une icône. Les portes s'ouvrent, les grilles font grincer leurs abdominaux. On se bouscule à angle droit, on se presse en diagonale. Curieux public géométrique. Précis, le groupe ouvre le champ sonore ,à l'heure dite, rapide comme l'ombre du doute qui plane sur la salie capitonnée de têtes houleuses venues là en nombre pour se convaincre du phénomène " Marquis de Sade ".

- Tu viens pourquoi, toi ?
- Moi, J'adore le chanteur
- Tu connais son nom ?
- Non, je l'appelle comme ça : le chanteur de Marquis de Sade et ça suffit.

Etonnant concert, curieux spectacle dans le public. Un public pétrifié, envoûté par la performance gestuelle de Philippe Pascal, sorte de Lucifer des temps modernes, empoignant, tête renversée, sa masse sombre de cheveux. Un sens exact de la pose et de l'esthétisme intriguant. Pas même androgyne à la Jagger non, rien qu'une race portée disparue de prince arabe électrifié. Tout le concert portera l'empreinte de sa fougue macabre, jamais dédaigneuse, d'un respect inouï pour les fans et les novices curieux ici présents. Un public comme on en voit rarement, admiratif n'osant applaudir de crainte de déranger le déroulement d'une cérémonie sacrée. Un groupe intellectuel, dit-on. Mais les centaines de teens et post- teenagers de ce soir ne cherchent pas à se fracturer le Q.I. sur les textes ou le message, s'il existe. On craque, monstrueusement devant la force sadienne, l'évidente existence du groupe. Torture qui fait du bien. Une vingtaine de pièces reciselées au souffle des saxes, mises en scène par la pulsion de la basse et des cuivres rutilants d'insolence. Sur " Conrad Veidt Danse ", les voix scandent l'hymne du Marquis. Reconnaissance. Nous sommes là, même si nous n'acclamons pas en hurlant. Entre la scène et le public, cette paroi de verre fumé : l'hypnotisme total. Et sans prévenir, la salle se met à pulluler des clameurs sourdes. Accroché au micro, perché sur une jambe, comme un héron, le chanteur incarne un personnage migrateur, oscillant de la fascination à l'incompréhension qu'il suscite. Un seul rappel après le tombé de lumières, mais un rappel impératif du public qui demande, sa dernière grâce. II est presque tôt quand le concert s'achève : 21 h 45. Dans le hall du Palace, on n'arrache pas sauvagement les affiches, on les retire avec précaution. Etrange public corrompu à la sagesse. Dehors, la foule se disloque vite ; sur les quais du métro en attendant la rame, les regards s'attouchent, complicité entre ceux qui ont senti sourdre le poison sous la peau. Rentrer chez soi et s'écouter l'un des deux disques ou les deux. Vite, et ce métro qui n'arrive pas...

La tête sous le casque, combien avons-nous été cette nuit-là à écouter " Rue de Siam ", le film du concert se déroulant sous les paupières réactualisé par le délire imaginaire de chacun ?

Dans une rue chaude de Rennes, rue de Siam, au carrefour qui fait l'angle de la pharmacie et de la maison close, le gyroscope d'une ambulance papillonne. Alerte. Perfusion musicale pour ranimer les mutants. Un son clair, limpide, sans rayure, stimule les électrocardiogrammes laissés en jachère par ignorance. Le Marquis sait. Un son anglais produit par Steve Nye, le pourvoyeur de perfection de Roxy Music. Un son intelligible qui se plante dans la chair et inocule son divin venin. Le Marquis de la " Rue de Siam " ressemble différemment à son jumeau de " Dantzig Twist ", le premier album qui broyait une fougue taxée de maladresse pourtant si convaincante.

Vous savez, comme l'on dit, que les femmes froides et distantes réservent des surprises dans l'intimité... Marquis de Sade, groupe froid, intouchable et altier, réserve aux adeptes ses feux magnétiques. Signalisation codée pour narcissiques fiers de l'être. La vie en rose saturée de gris telle l'image improbable de la pochette. C'est l'univers que Marquis de Sade explore et la voix abrasive de Philippe Pascal, proche de celle de Peter Hammill dans " Future Now ", raconte l'angoisse et l'émotion à leur point d'incandescence. " Wanda's Loving Boy " torture le plaisir imminent ; " and now I realize/how wild/how sad were her eyes and now I realize/how blind/how mad it was to try to reach paradise " .

Roulements de batterie dans la savane de bitume : " Cancer et drogues dictez vos ordres ! Cancer suffer please, pierce my nerves ". En anglais ou en français, les mots charcutent pareillement les blessures. Non, Marquis de Sade n'est pas un groupe hermétique, aride et besogneux. Ses récits portent tous la marque de ce désespoir qui se lézarde un jour pour laisser surnager des plaques d'optimisme. A fleur de peau. La guitare, sous la poigne élastique de Franck Darcel talonne une rythmique rigoureusement souple, qui tisse ce réseau électrique ambiant, enrichi par les deux saxes fous de Philippe Herpin et Daniel Paboeuf. Quand les cuivres se mettent à errer le long de la ballade cendrée " Rue de Siam ", la magie opère du côté des glandes lacrymogènes, bombes lacrymales à l'appui. Emotion nue. La trompette d'Eric Le Lann poignarde en pleine poitrine et une angoisse déraisonnable, presque complaisante, culmine au milieu d'une plage de calme musical qui se crève en un delta instrumental " Submarines and Icebergs ". Planant, jazzy pour surprendre ; les glaces se fendillent quand, au large, un phare lance un ultime S.O.S. de détresse. N'allez pas vous imaginer pour autant cet album terne, triste ou difficile. Chaque morceau tourne autour d'une sorte de mélodie insaisissable qui traverse la tête et y laisse un courant d'air nacré.

Marquis de Sade aime la sobriété, n'éclaboussera sans doute jamais des paillette épileptiques. Son chant est majestueux, majestueux comme l'envol poignant de rapaces porteurs de mort : " I wanna die for a little while... I wanna die just for a while " Est-ce la présence des cuivres qui donne au groupe cet air de familiarité siamoise avec les Dexys Midnight Runners ? Ça va pas non ! Si, ça va ! Si Marquis de Sade n'avait pas la faiblesse d'être un groupe français, la critique se pâââââmerait. Mais n'est-il pas de bon ton, habitants de l'hexagone rognés aux ailes, de considérer avec un mépris galant ce qui hume le terroir ? Ceux qui étaient présents au concert, ceux qui seront présents à tous les concerts qui suivront comprennent cette indignation.

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