Actualités : Sade song
D’emblée, il y avait ce « look » intransigeant et « correct », ces deux têtes de gardiens de tombeaux (Thierry Alexandre et Philippe Pascal), ces yeux troués de préméditation glacée, ces quatre joues émaciées à mort, cette dégaine de folie concertée, de narcissisme écorché à la Egon Schiele nu devant la glace, cette allure dangereuse, fondamentalement ambiguë, de nazis neo-wave, accentuée par le recours baroque à l’allemand en affiche : Nacht und Nebel et Dantzig Twist.
Il y avait ce Nom, périllieux lui aussi : « Marquis de Sade », de turbulente mémoire, qu’il allait falloir un peu justifier. En faisant scandale. Et puis ce son, pas tout à fait convenablement détraqué… Pourri d’influence (Verlaine, Fritz Lang, Talking Heads, Murneau, Reed, Richard Hell, Klimt, Patti Smith, Wim Wenders, Bowie, etc.) et gorgé de talents. Et il y avait ce problème, surtout, posé en termes si malins et brutaux à la fois par ce groupe rouge et noir surgi du fin-fond gris d’une Bretagne réactionnaire plus accoutumée aux tralalas folk aux poses agressives des rock stars ; cette échappée de sens cassant comme un éclat de pourpre au crépuscule : la nécessité d’un groupe de rock français de plus ? »
« C’est toujours mieux que Bijou », m’a confié Valentin. Et la remarque m’a laissé songeur. Rennes est une ville très laide. Des détails m’accrochaient, comme des preuves irréfutables de maîtrise, dans cette entreprise de rythme moderne pensant et frigorifique, anti-brillant et anti-starshooter, conçue comme une déclaration de guerre froide aux gros sabots. Ces quidams stylés de province chantaient en anglais (90%), en allemand (9,9%), exceptionnellement en français (0,01%). Et d’une. (Un effort de détérioration louable du mythe boogie camembert complétant heureusement celui de Dogs (anglais), d’Extra-Balle (anglais et russe !), ou de Stinky Toys (anglais) plus tôt). Ils laissaient percer, aux quatre coins de leur carrière cynique longtemps restée secrète, une ambition féroce de pouvoir. Et de deux. Enfin, ils jouaient très « anglais », serré, avant-garde rigide, sur scène ou sur cire. Et de trois. Ces cinq faux clergymen aux cols-carcans et aux bustes cassés avaient une manière bien à eux, sèche et épidermique, de cingler le son, de coller des solos excédants et parfaits de saxos excessifs sur leurs fonds de guitares ébonite bien tempérée. Ils jouaient magistralement la carte de la dissonance concertée, de l’écart tremblé et du son inquiétant vaguement détérioré. Franck, Philippe, Anzia, Eric, Daniel, Thierry (et Arnold parfois) se définissaient eux-mêmes comme sciemment ternes. Une gageure séduisante. Ces exorbités de l’œil atomique ne flirtaient pas du tout avec la disco ou le reggae, ne touchaient pas au synthé, parlaient des Japonais cruels, des Murs de la honte, des Conrad suspects et de la Peau sensitive sans jamais « vivre », sans jamais manifester la moindre sorte d’émotion humaine. Débranchés, cérébraux, fonctionnels, creux et déterminés. Par ailleurs, il leur arrivait rarement de crier. Mais souvent d’économiser leurs effets. « Boys-boys », dans le style amorti du groupe Free d’autrefois, était à cet égard édifiant. Au total, ces gens-là étaient objectivement un peu distingués ! Fichtre. Ils buvaient de l’absinthe (rapportée frauduleusement d’Espagne) à la terrasse de l’Hexagone, rue de Siam, à Brest.
« C’est toujours mieux que Téléphone ! » affirmait Eugésippe, et ses mots me laissaient pensif. Brest est une ville ignoble et grise.
Les gestes désaxés de Philippe l’anguille électrique, sur les scènes incendiées, évoquaient la silhouette d’Artaud et fascinaient les jeunes. « Walls » résonnait étrangement sur les parois des auditoriums feutrés. Franck Darcel, dit « Prague », tendait ses cordes comme il aurait joué au ma-jong. Les nouveaux débuts des cinq Ille-et-Vilains – masque Kraftwerk et névroses Kafka – après un premier essai en simple (« Air Tight Cell ») et une grande révision de personnel, étaient parrainés par Cobalt (Conrath, Beth, Haupais), le commandant de l’affaire étant dans ce cas précis Thierry Haupais. Ils étaient d’autre part marketés généreusement par Pathé-Marconi, sous la houlette agitée d’Alain Manneval (le seul has-been au monde à n’avoir jamais été !). Et sur leurs estrades étranges, depuis le fond du Finistère jusqu’aux bas-quartiers chics de Paris, ces jeunes-louches s’adonnaient à de bien troubles cultes maudits, menés par Phil Pascal réincarnant Von Kleist, théâtres exprès mièvres où les guys en accolaient d’autres ; où des fronts bleus lézardés claquaient contre les murs des villes ; où des guitares anémiées sonnaient le glas du sexe ; où des espions bridés aux façons d’Asiates copulaient avec des ordinateurs fous ; où des acteurs d’Einseinstein, enfin, s’essayaient à jouer Godard en prenant des télex pour des miroirs cassés et des scènes de rock pour des Procès de Nuremberg ! Henry souriait et faisait des gestes idiots sous les lights roses. Les publics, séduits par cette musique captieuse, reprenaient en chœur « H. Bomb Twist » et « Who Said Why ». Les guitares kleenex, le piano acoustique épisodique, le saxo zézayant de Daniel Pabœuf, les actes sarcastiques et les projets « contre-nature » du divin marquis embastillé jadis pour crimes pédérastiques, faisaient merveille dans ce monde de pulpes blêmes. Je commençai de croire que M.D.S., peut-être, ferait l’effet d’une heureuse douche froide sur la marmite bouillonnante du faux-rock des pays d’Oc.
« C’est toujours mieux que rien… », remarque, ex-abrupto, Onésime. Et cette fois, je ne fus plus d’accord. C’était peut-être beaucoup mieux. Plounéour est un village de limbes et de temps mort. – Bruno T.
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