Rock'n'Folk, n°169, février 1981
Critique de l'album Rue de Siam
CBH-Pathé 2C 068 72 302
Je dois dire que je suis ému. C'est comme quand vous venez d'acheter un disque fabuleux que vous êtes seul à connaître, et puis des potes débarquent ; à vous d'assurer... On voudrait sortir la chose d'un coffre-fort, ouvrir l'écrin de velours en faisant jouer la serrure en or, laisser planer le mystère en faisant durer l'instant magique où le bras se pose sur le vinyle, et puis se retourner et voir la GUEULE QU’ILS FONT. Soufflés, les mecs. Renversés, touchés dans le mille. Quand ils sortiront de chez vous, ce sera pour se précipiter chez le disquaire. Je voudrais que ça se passe comme ça, parce que « Rue de Siam » est le genre de disque avec lequel on a immédiatement des liens affectifs. Plus que tout dans cet album, c’est la beauté, la pureté de la musique qui frappe. Et ça, ça fait craquer. Corde sensible, les sentiments, non ? Marquis de Sade n'est pas un groupe froid, comme on l'a trop souvent prétendu. Il dégage même une sacrée chaleur. Evidemment, c’est noir. Pas gai, plutôt. Mais c’est tellement magique, tellement sensitif qu'on fond en pleince extase, avec un petit râle parce que ça arrache en profondeur. La dimension tragique que possède le groupe sur scène est ici enrobé d’une émotion qui gomme les côtés flippants, le malaise qu'on pouvait ressentir. Pleinement romantique, ce disque. Et ça, c'est en grande partie dû au travail fantastique de Steve Nye (qui a déjà produit plusieurs, albums de Bryan Ferry et fut ingénieur du son de Roxy). Le son qu'il tire du groupe... Profond, large, très pur, unique, jamais entendu en France et probablement pas près, d'être retrouvé avant longtemps. A ce niveau, le premier album de MdS est balayé. Largué. Et le plus étonnant est que, malgré cette ambiance générale, cette unité de ton, pas un morceau ne ressemble aux autres. Les deux sax sont très libres (free ?), et bien qu’encadrés pas la structure très rigide des morceaux, ce sont eux qui donnent son caractère final à la musique. La rythmique est égale à elle-même, parfaite et sobre, la guitare le plus souvent... ambiante (lead ou rhythm ne sont pas les mots), encore que Franck Darcel prenne quelques solos étonnants (« Iwo Jima Song ») ; reste donc les sax qui colorient, donnent la tonalité, swinguants ou plaintifs, apocalyptiques ou esthétisants… merveilleuses palettes. Quant à Philippe Pascal, on doit mettre au crédit du producteur d'avoir réussi à traduire ses attitudes scéniques dans son chant, ce qui explique le côté très subtil et en même temps très expressif de sa voix sur le disque. Côté textes, j'ai une préférence pour ceux en anglais... le style y est plus souple, moins agressif. Quant au fond, c'est bien de mort dont il s’agit. Obsession, mais rien de macabre. Grave. Mico Nissim ajoute quelques nuances efficaces au tableau général, le piano et les synthés étant des instruments désormais indispensables au groupe.
Précision : c’est dans les détails que MdS est complètement génial. Les breaks sur « Iwo Jima Song », celui de « Silent World », TOUTES les intros, les finesses du batteur sur ses cymbales, les courses poursuites des sax sur « Back To Cruelty », la montée sur le refrain de « Brouillard Définitif », partout, tout le temps des trouvailles renversantes, plaisirs de l’instant qui s’accumulent au fil des écoutes...
Voilà. Bien sûr, il y aura des gens pour minimiser parce que c'est français. Faudrait un jour faire la peau à ceux qui prennent leurs désillusions, pour des vérités générales. L'inverse est tout aussi vrai. Ce disque est une œuvre d'art, et ce n'est pas parce que ce sont des Français qui l'ont réalisé que ça y change quelque chose. Qu’on applique enfin les mêmes critères à tout le monde, et d'un coup ce disque prendra sa vraie dimension : celle d’une contribution majeure à la musique des 80's. – CHRISTOPHE NICK.
Copyright : Rock'n'Folk, 1981